Tour du monde en 72 jours : Nellie Bly, première femme grand reporter (2024)

En1885, le journal Pittsburgh Dispatch publiait un article intitulé «À quoi servent les filles» (What Girls Are Good For) qui prétendait que le travail des femmesne pouvait être qu'une «monstruosité». Elizabeth Jane Cochran, jeune lectrice de vingt-et-un ans, adressa une vive critique au journal. Ses propos impressionnèrent tant l’éditeur qu’il publia une annonce afin de convenir d’un rendez-vous avec l’auteur pour qu’il rencontre la jeune femme.

Cette dernière s’y rendit et l’éditeur l’embaucha sur-le-champ. Elle publia son premier article sous le pseudonyme de «Orphan Girl». Peu après, elle changea son nom de plume pour emprunter le titre d’une chanson populairecomposée par Stephen Foster, «Nellie Bly». Unnom à jamais associé à son rôle de pionnière du journalisme d’investigation.

Au cours de sa vie, elle mit en lumière les maux de la société et la corruption, souvent à ses risques et périls. Son travail donna lieu à d’importantes réformes. En se démarquant dans le monde presque exclusivement masculin du journalisme de la fin du 19esiècle, elle ouvrit la voie aux femmes dans ce domaine.

LES PREMIERS PAS D'UNE GRANDE JOURNALISTE

Bly, nom de plume qu’elleadoptait même dans sa vie privée, avait d’abord écritsous le pseudonyme de «Oprhan Girl» en référence à son enfance difficile. Née en 1864 près de Pittsburgh en Pennsylvanie, elle grandit dans des conditions relativement confortables jusqu’au décès de son père alors qu’elle n’avait que six ans. L’argent vint à manquer, a fortiori quand lesecond mariage de sa mère, rythmé par les abus, prit fin.À quinze ans, Bly mit un terme à ses études, faute de moyens, afin d’aider sa mère dansla gestion d’un pensionnat pendant cinq ans. Ces années de combat alimentèrent son envie de devenir une grande journaliste afin de mettre en lumière les souffrancesde la classe ouvrière.

Au sein du Dispatch, Bly ne supportait pas d’être cantonnée au département féminin du journal. Exaspérée, elle se rendit seule au Mexique afin d’exercer le métier de correspondante, une pratique presque inouïe pour une femme de la fin des années1880. Elle couvrait de nombreuses thématiques, mais celles qui ciblaient la corruption et l’exploitation des paysans et des ouvriers suscitèrent la colère du gouvernement mexicain autoritaire de l’époque. Elle fut contrainte de quitter le pays pour éviter d'être arrêtée. De retour à Pittsburgh, elle fut réassignée au département féminin du Dispatch. Emplie de désillusions, elle prit la décision de se jeter dans la cour des grands: direction New York.

INFILTRÉE

Bly mit les pieds dans la métropole à une période charnière du journalisme: les journaux new-yorkais cherchaient des moyens inventifs pour augmenter leurs tirages en proposant des sujets à sensation afin de séduire les lecteurs. Bly obtint un poste au sein du New York World. Joseph Pulitzer, le directeur du journal, lui avait réservé une mission de la plus haute importance.

Pulitzer lui assigna une affaire dans laquelle Bly devait prétendre d’être atteinte d’une maladie mentale afin de se faire interner au New York City Lunatic Asylum situé sur la Balckwell Island (aujourd’hui Roosvelt Island) au large de la côte est de New York. Par la suite, elle était chargée de rédiger un article témoignant des conditions de détention au sein de la section féminine de l’établissem*nt. «Comment me ferez-voussortir de là?», s’est-elle inquiétée. «Commencez par y rentrer», lui a-t-il rétorqué.

Nellie Bly posa ses valises dans un pensionnat et commença à feindre la folie. En se faisant passer pour une immigrante cubaine sous le nom de «Nellie Brown», elle errait, vociférait et hurlait dans la maison. Le personnel contacta alors la police et les médecins certifièrent qu’elle était «démente». Un juge la fit admettre au sein du service psychiatrique de l’hôpital de Bellevue à New York, au sein duquel le diagnostic préliminaire fut confirmé. Elle fut ensuite transférée vers les unités de la Blackwell Island.

Bly constata rapidement que les patientes atteintes d’une maladie mentale vivaient aux côtés d’autres femmes internées dans l’asile, bien que ces dernières fussent en bonne santé. Certaines d’entre elles étaient des migrantes fraîchement débarquées, prises dans les rouages dusystème judiciaire et dans l’incapacité de communiquer. D’autres en revanche y étaient internées uniquement parce qu’elles étaient pauvres et dépourvues de famille pour leur venir en aide. Pour Nellie Bly, l’asile ressemblait plus à un entrepôt pour les plus démunis qu’à un hôpital.

Bâti pour accueillir mille patients, il en accueillait mille six cents pour tout juste seize médecins assistés d'un personnel mal formé et souvent brutal. Les conditions alimentaires et sanitaires y étaient épouvantables. Pisencore, aucune des femmes internées ne pouvait prouver qu’elleétait sained’esprit.

Après dix jours passés à l’asile, l’avocat du journal négocia sa libération. Le récit de son expérience, publié en deux parties par le New York World en octobre1887 scandalisa le public et entraîna une enquête auprès d’un grand jury. Celaconduisit à une hausse desfinancements et à une amélioration des conditions de vie des patientes au sein des unités de psychiatrie.

Le rapport de Bly, l’un des premiers exemples d’enquête sous couverture de l’histoire du journalisme américain, fit de la journaliste une vedette. Dès lors, les titres de ses articles publiés dans le New York World reprenaient souvent son nom en guise d’argument de vente. On cite par exemple «Nellie Bly achète un bébé» (Nellie Bly Buys a Baby), une enquête sur le trafic de nourrissons ou encore «Nellie Bly révèle ce que c’est que d’être une esclave blanche» (Nellie Bly Tells How It Feels to Be a White Slave), un article dénonçant les conditions des femmes sous-payées d’une usine d’emballages. Pour une autre affaire, elle tendit un piège à un lobbyiste qui soudoyait des législateurs de l’État au nom de ses clients. «La semaine dernière, je suis devenue lobbyiste.» Ainsi débutait son récit. «Je me suis rendue à Albany pour piéger un corrupteur professionnel en flagrant délit. [Oui], je l’ai fait.» Le lobbyiste fuit la ville.

AVENTURIÈRE

Conscients du succès commercial considérable de Nellie Bly, d’autres journaux américains s’empressèrent d’engager leurs propres «investigatrices sous couverture». Néanmoins, Bly sortait du lot parce qu’en «plus de sa bravoure et de son enthousiasme, elle transmettait toujours une dimension sociale à son travail», explique Brooke Kroeger, auteure du livre Nellie Bly: Daredevil, Reporter, Feminist (Nellie Blye: cascadeuse, enquêtrice, féministe).

À l'automne1889, alors que le New York World inaugurait son nouveau siège, Pulitzer souhaitapublier un grand article pour attirer l’attention. Bly lui proposa de faire le tour du monde afin de battre le record fictif détenu par Phileas Fogg du roman Le tour du monde en quatre-vingts jours publié en1873 par Jules Verne. Pulitzer décréta que celaconviendraitmieux à un homme. «Très bien, lui répondit Bly, que l’homme débute [sa course]. Je commencerai le même jour pour un autre journal et je le battrai.» Pulitzer revint alors sagement sur sa décision.

Nellie Bly partit depuis Hoboken dans le New Jersey le 14 novembre 1889. Au cours de ses nombreuses aventures, elle rencontra Jules Verne en France. «Si tu réussis en soixante-dix-neuf jours, j’applaudirai des deux mains», lui confia-t-il, alors âgé de soixante-et-un ans. Elle remporta ses applaudissem*nts haut la main en terminant le voyage en soixante-douze jours, établissant un nouveau record. Lorsqu’elle mit pied à terre à Jersay City, elle fut acclamée par des milliers de personnes à sa sortie du train. Àseulement vingt-cinq ans, elle devint la première journaliste influente des États-Unis.

Son livre intitulé Le tour du monde en soixante-douze jours fut publié peu de temps après son retour, s’ajoutant à la liste de ses autres ouvrages basés sur ses reportages: Ten Days in a Madhouse(Dix jours dans un asile) (1887) etSix Months in Mexico(Six mois au Mexique) (1888). Elle ne connut pas le même succès littéraire en s'essayant à lafiction :The Mystery of Central Park (Le mystère de Central Park) publié en1889 reste son seul et unique roman.

En1895, à l’âge de trente ans, elle épousa le millionnaire de soixante-douze ans Robert Seaman, fabricant d’ustensiles de cuisine en émail de l’entreprise Iron Clad Manufacturing Co. Elle continua d’écrire des reportages de temps à autre jusqu’au décès de son mari en 1904. À partir de cette date, elle prit une pause de dix ans, loin du monde du journalisme, afin de diriger l’entreprise. Les affaires prospéraient. Elle déposamême de nouveauxbrevets mais les malversations de sescomptablespoussèrent l’entreprise à la faillite.

En 1914, Bly se rendit en Autriche à la recherche de sources de financement pour son entreprise. Au cours des quatre années passées là-bas, elle devint la première femme correspondante du front Est pendant la Première Guerre mondiale. De retour à New York, elle continua d’écrire pour la presse, profitant de sa rubrique pour aider les citoyens à trouver un emploi et un logement.

En janvier 1922, Nellie Bly s’éteignit à New York des suites d’une pneumonie. Elle avait cinquante-sept ans. Au cours des décennies suivant son décès, le journalisme d’investigation et les rapports d’enquête connurent des changements radicaux. Lecaractère précurseur et audacieux de Nellie Bly dessinèrent de nouvelles frontières au journalisme ainsi qu’à ses autrices.

Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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Author: Jerrold Considine

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